« À chaque fois que j’y pense, ça me retourne l’âme » : les voix des derniers témoins de la Shoah par balles en Biélorussie

Anaïs Dandrieux

« À chaque fois que j’y pense, ça me retourne l’âme » : les voix des derniers témoins de la Shoah par balles en Biélorussie

« À chaque fois que j’y pense, ça me retourne l’âme » : les voix des derniers témoins de la Shoah par balles en Biélorussie

Anaïs Dandrieux
15 janvier 2022

Mercredi 26 février 2020. Dans une annexe d’un hôtel à Pinsk, nous attendons de rencontrer notre dernier témoin. À ce moment là, nous ne savons pas encore grand chose. Son prénom, Louba. Son âge, 91 ans, mais seulement 12 ans, lorsqu’elle assiste d’une des fenêtres de la maison de son grand-père, à une fusillade. Celle en octobre 1942, de la population juive restante du ghetto de Pinsk, au sud de la Biélorussie. Pour la plupart, des femmes et des enfants.

 

Forêt de Blagowschtschina. © Sandrine Victor.

Ce témoignage, comme ceux de Yakob et de Véra, ont été récoltés dans le cadre d’un enseignement dispensé à l’Institut National Universitaire Champollion d’Albi, nommé Héritage Historique et Réflexions Citoyennes. Porté par les enseignants-chercheurs Ygal Fijalkow, en sociologie et Sandrine Victor, en histoire, le séminaire de terrain est, lui, rendu possible grâce à l’association Yahad-In Unum.

La Biélorussie, un pays à géométrie variable

C’est donc en 2020 que j’ai l’opportunité, avec 14 autres étudiants, de faire partie de cette aventure humaine. Notre destination : la Biélorussie. Un pays composé à 40 % de forêts, qui porte dans la région de Polésie, au sud, les stigmates encore bien réels de l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl. Un pays où les libertés sont réprimées, avec à sa tête un président élu depuis 1994 : Alexandre Loukachenko. Nous ne pouvons d’ailleurs pas rester plus de quatre jours, faute de Visa.

La Biélorussie est également un pays à l’Histoire complexe, faisant parti de l’Empire russe en 1772, puis partagé avec la Pologne en 1921 – la partie orientale étant alors rattachée à la toute nouvelle Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). En 1939, la Seconde Guerre mondiale vient une nouvelle fois redessiner les contours de la Biélorussie et bouleverse la vie de ses habitants.

Comprendre la Shoah par balles : remonter aux sources de l'antisémitisme

Pour comprendre l’antisémitisme, il faut prendre en considération les représentations de l’époque. Dans la société biélorusse, comme bien d’autres, le Juif est le plus souvent associé au médecin, au commerçant, à l’intellectuel. C’est celui qui, dans une Biélorussie à dominante paysanne et analphabète, sait lire et écrire, entraînant ainsi une certaine mise à l’écart. Pourtant, force est de constater qu’avant l’arrivée des Nazis, les Juifs biélorusses étaient plutôt bien intégrés. Ils avaient fortement diversifié leurs activités et le nombre de mariages mixtes était en hausse. Des villes comme Mir ou Pinsk constituaient de véritables pierres angulaires de la culture juive.

Mais l’arrivée des Nazis bouleverse cette période d’entente. Les Juifs, caricaturés par la propagande nazie, stigmatisés, finissent par être enfermés dans des quartiers de la ville qui leur sont dédiés : les ghettos.

La faim, le froid, les maladies et le travail forcé sont autant de menaces mortelles pour les Juifs vivant dans les ghettos. Mais il en est une encore plus implacable : celle des soldats en charge de la surveillance, qui tirent sans prévenir, ne faisant aucune différence entre les hommes et les femmes, les plus jeunes et les plus âgés.

Cette absence de distinction progressive se généralise également aux exactions commises par les Einsatzgruppen. Les Juifs, suspectés de comploter avec l’ennemi bolchevique et la résistance, sont dans la ligne de mire des Nazis, tout comme les partisans et les fonctionnaires restés loyaux au régime soviétique. Si les hommes en âge de se battre constituent les premières victimes, les femmes et les enfants les suivent rapidement. De mars à août 1942, ce sont plus de 110 000 Juifs qui sont assassinés en Biélorussie.

Il est essentiel de noter que les Allemands n’ont pas agi seuls. Ils ont pu rapidement compter sur le soutien de la police et des milices locales, parfois même étrangères à la Biélorussie, motivées par un fervent nationalisme et antisémitisme. Cet antisémitisme se retrouve également dans les branches armées de la Résistance biélorusse, certains groupes de partisans refusant d’accueillir des Juifs dans leurs rangs.

Des témoignages plus que précieux

Au cours de ce séminaire, nous avons rencontré trois témoins. Trois enfants biélorusses, emportés dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale. Véra, Louba et Yakob.

 

Yakob a 8 ans lorsque Minsk tombe aux mains des Allemands. Il se souvient des bombardements, des machines militaires allemandes qu’il était allé voir sur la grande place, par curiosité, puis de ce matin où les Allemands sont venus le chercher, lui et sa mère, pour se rendre dans le ghetto.

Avant de nous raconter son histoire, Yakob prend le temps de prendre trois grandes inspirations, le temps de se plonger dans une époque lointaine, remplie de souffrances. Il nous raconte alors son histoire, l’horreur et la réalité du ghetto : la faim, le troc, les camions à gaz et les « personnes qui disparaissaient chaque jour ».

« Lors d’une grande aktion – une opération de liquidation massive – on s’est caché dans le grenier, au ras du toit. Les Allemands après avoir évacué les travailleurs, encerclaient le ghetto et traquaient ceux considérés comme inutiles. Ils tiraient alors directement dans les greniers et les murs, où les Juifs se cachaient. Les soldats avaient compris.

De l’endroit où j’étais, au bout de ce toit, je ne pouvais rien voir. Par contre, on entendait bien ce qui se passait dehors et c’était horrible, rien qu’à entendre. Des cris, des personnes qui refusaient de suivre les soldats. Ils étaient alors tués directement dans le ghetto. »

Yakob.

Anais Dandrieux · Yakob Et Le Camion À Gaz

Le film se déroule devant nos yeux, au gré des paroles traduites. Mais les années ont beau être passées, les émotions restent. Les mains parfois crispées, respirant à certains moments plus fort, le regard perdu dans un espace lointain, qui nous est inaccessible, Yakob nous raconte sa guerre à lui.

Au bout d’un petit moment, il nous demande, un sourire en coin : « Je vois que mon histoire vous intéresse. Vous voulez que je vous raconte ma fuite du ghetto ? »

Sûr de son effet, il nous explique que son père a rejoint la résistance clandestine et a quitté le ghetto en avril 1942. Mais le 30 avril 1943, alors que la rumeur d’une aktion pour le 1er mai se propage dans le ghetto, la mère de Yakob décide de tenter le tout pour le tout. Franchissant les deux rangées de fils barbelés, échappant aux miradors et à la vigilance des patrouilles, elle parvient à fuir avec son fils. D’autres femmes avec des enfants ont la même audace. Et c’est à la tête de ce groupe constitué de femmes et d’enfants, qu’ils marchent plusieurs jours d’affilée dans les forêts biélorusses. Affamés et à bout de forces, le groupe finit par tomber sur un détachement de partisans. Yakob retrouve alors son père, qui pensait que sa famille avait péri dans la dernière grande aktion. Un épilogue heureux pour le petit garçon de Minsk, après avoir connu l’enfer du ghetto.

Partisans juifs dans les forêts de Nolibok. Photographie d’archives.

Le récit de Yakob met aussi en lumière la résistance juive, contrant ainsi le mythe tenace selon lequel les Juifs sont allés sans lutter à l’abattoir, sans aucune forme de protestation. Il existait bel et bien une résistance juive en Biélorussie, pour la majorité cachée dans les forêts. Des résistants qui ont fait sortir un certain nombre de Juifs du ghetto, qui ont fait sauter des convois, des camions militaires allemands.

Et à la fin de la guerre, les résistants ont traqué ceux qui avaient participé activement à tous ces massacres, comme les miliciens et policiers locaux, qui se cachaient, à leur tour, dans les forêts.

Il y a aussi eu des Juifs qui ont tenté ou réussi à fuir. C’est le témoignage que nous a livré Véra à Pinsk. Elle nous a raconté comment son père avait caché deux enfants juifs, qui avaient miraculeusement survécu à une fusillade tout près de chez elle. Au péril de sa propre vie et celle de sa famille, le père de Véra, Anton, les a cachés dans sa remise, alors même que des soldats allemands vivaient dans leur maison. A la tombée de la nuit, il leur a ensuite fait traverser le fleuve, afin de les remettre aux partisans présents dans un village sur l’autre rive. Les deux enfants ont survécu à la guerre.

Lieu de la traversée pour les deux enfants près de Pinsk. © Sandrine Victor.

L'ère du témoin touche à sa fin

Tous les témoins nous ont touché, impressionné par leur résilience, leur courage. Mais s’il est une rencontre qui m’ait le plus marquée, c’est celle avec Louba.

Remplaçant un témoin à la dernière minute, pour cause d’un problème de santé, Louba témoigne pour la première fois et illustre la fragilité du témoin. Son récit est décousu, mais également plus émouvant et percutant. Les premiers mots qu’elle prononce nous sont bien sûr étrangers, pourtant nul besoin de traduction pour comprendre ce qu’elle souhaite nous dire. En parlant, Louba joint ses mains et par-dessus son manteau beige, se frappe doucement la poitrine, le cœur. Les yeux brillants, elle répète le geste deux ou trois fois.

Notre traductrice, Anna Mozharova la réconforte puis se tourne vers nous pour traduire ses dires : « À chaque fois que j’y pense, ça me retourne l’âme ».

Il n’y a rien de plus à dire. À travers ses yeux de petite fille, elle nous raconte alors toute l’histoire, celle d’une petite fille de 12 ans, dépassée par la grande Histoire.

© « La Shoah par balles en Biélorussie », INU Champollion.

Du témoignage au devoir de mémoire

Ce séminaire de quatre jours nous aura bouleversé, changé, prenant conscience que ces personnes sont certainement les dernières à pouvoir témoigner et que nous sommes des passeurs de mémoire. Continuer de faire vivre ce passé, c’est se souvenir des victimes, lutter contre le racisme et la haine aveugle, qui est la source de tout génocide.

Sur tous ces lieux d’extermination que nous avons parcouru, près de ces fosses interminables et mémoriaux, les fantômes du passé vivent dans le présent et nous demandent de ne pas oublier.